La Prison de verre

Enrico Buzi

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Enrico Buzi

Le bip-bip strident du réveil tira Lina du sommeil. Elle tendit la main pour l'éteindre. Elle s'y reprit à trois fois avant de le trouver. Elle alluma sa lampe de chevet et leva ses paupières ensommeillées vers le plafond pour se donner du courage. Juste au-dessus du lit, un poster géant de Stevie J lui rappelait pourquoi il fallait se lever. Sur cette photo, il ne ressemblait pas à son image habituelle : musicien noir, énormes lunettes de star, look branché. C'était un jeune homme de douze ans en costume jouant de l'harmonica sur un tabouret. C'était avant la célébrité, quand on ne s'intéressait qu'à sa musique et pas au prénom de sa dernière petite amie. Ce gosse était aveugle de naissance, il est parti à la conquête de ses rêves et il a réussi, c'est ça la leçon de Stevie, ma vieille...
C'était mercredi, le jour où Lina répétait avec son partenaire : chant et guitare tout l'après-midi ! Elle ne pouvait s'empêcher d'envier son frère Milo qui allait tous les jours à l'école spéciale de musique. Lui, c'était un « MOD », un enfant modifié, et elle une naturelle, une « NAT ». Lina déboula dans la salle de bains et Milo occupait déjà l'unique lavabo. Elle lui donna un petit coup de coude pour se faire de la place et il cracha furieusement un mélange de salive, de dentifrice et d'eau. Il n'était pas d'humeur à supporter les taquineries ; il dégaina son smartphone et brandit l'écran sous le nez de sa sœur :
— On ne parle que de ça sur le groupe de l'école ce matin : le directeur du foyer miteux où tu répètes va demander une dérogation pour que tu participes au concours ! C'est quoi, ces conneries, Lina ?
— Je ne sais pas, il a dû juger que nous avions notre chance...
— Tu cherches à prendre ma place, c'est ça ? Vous êtes des NATS, vous ne pouvez pas concourir. Tu sais les sacrifices que les parents ont dû faire pour avoir un enfant MOD ? Un emprunt de cent-mille euros, tu es au courant, non ?!
Pitié, pas encore cette vieille rengaine ! Lina sentait que ses yeux devenaient humides et préféra quitter la pièce. Tu ne dois pas montrer de faiblesse, jamais ! Ce serait confirmer toutes leurs théories à la noix.

* * *

La première génération de MODS avait aujourd'hui vingt ans. Ces enfants choisis, choyés, arrivaient à maturité et il était temps pour la société de s'adapter. Leur génome avait été sélectionné. La médecine prénatale permettait aux parents de choisir les meilleures dispositions physiques et intellectuelles. À l'âge de dix-huit mois, on équipait les MODS d'implants neuronaux pour améliorer leurs capacités d'apprentissage. On n'équipait pas les NATS d'implants. Selon la doctrine officielle, c'était dangereux. « Si vous donnez une Ferrari à un conducteur moyen, il y a de grandes chances qu'il ait un accident. » Pour la naissance de Milo, leurs parents avaient franchi le pas : leur garçon serait un « modifié ».
Les écoles scientifiques ne recrutaient plus que des MODS. Aucun NAT ne pourrait désormais devenir médecin, ingénieur, pilote d'avion ou chercheur. Même chose pour le sport : les équipes de foot ou de basket hésitaient à recruter des NATS, même talentueux. Les domaines artistiques auraient pu faire exception. Mais l'implant neuronal augmentait la créativité autant que la mémoire. Les comédiens MODS apprenaient leur texte plus facilement, les musiciens MODS pouvaient composer des pièces symphoniques sophistiquées. Tous les grands castings, toutes les rampes vers le succès leur étaient réservés. Le concours international « Future of Music » était l'un de ceux-là. L'école de Milo l'avait inscrit, car il était l'un des meilleurs musiciens et chanteurs. Quant à la demande de dérogation pour Lina, elle serait évidemment refusée.
Milo n'est pas un mauvais garçon, il essaie d'être à la hauteur des attentes monumentales qui pèsent sur lui, c'est tout. Les souvenirs de l'été précédent revinrent à la mémoire de Lina : Milo avait ramené sa sœur jusqu'au rivage alors qu'ils s'étaient éloignés à la nage et qu'elle avait eu une crampe sévère. Grâce à ses capacités physiques, il avait réussi à la sauver. Il faut peut-être s'incliner devant la supériorité des MODS. Je me demande ce qu'ils ressentent. Toutes les opportunités leur sont offertes...

* * *

Ce mercredi-là, Milo assista aux répétitions de sa sœur. Le concours approchait et, au fond, il était désolé pour elle, désolé qu'elle ne soit qu'une NAT. Il savait qu'elle était bonne musicienne, car ils faisaient parfois des bœufs ensemble, mais les NATS étaient limités par essence, du moins c'est ce qu'on lui avait toujours appris.
Lina s'installa sur scène avec son partenaire et joua le morceau qu'elle avait composé en s'accompagnant à la guitare. Le cerveau dopé de Milo décryptait instantanément ce qu'il entendait. L'intro annonçait une mélodie simple, tout en arpèges de la main droite. Cet air mélancolique évoqua à Milo une promenade dans les forêts cuivre et or d'octobre, la tristesse d'avoir vu finir l'été, avec une note d'espoir. Les deux voix se posèrent sur la mélodie et une harmonie magique s'installa. Lina était habitée, elle offrait à ceux qui écoutaient une voix cristalline, une interprétation poignante.
Comment une composition si simple pouvait-elle être à ce point émouvante ? Milo imaginait l'enrichir d'une ligne de basse et d'un rythme de percussions, mais il savait qu'il n'ajouterait rien à la beauté du morceau. Les paroles racontaient l'histoire d'enfants qui grandissent en se croyant libres, jusqu'à ce qu'ils rencontrent les parois de verre qui limitent leur monde. Par-delà ces murs invisibles, ils observent le vaste univers et ses promesses. Certains essaient de détruire la barrière, mais tous finissent par se résigner.
Milo avait les larmes aux yeux. Sa sœur avait composé une chanson mémorable. Il joignit ses applaudissements à ceux du maigre public puis alla retrouver Lina pour la féliciter. Elle serra très fort son petit frère contre elle.
— Lina, je... je crois bien que je n'ai jamais rien entendu d'aussi beau.
— Si tu crois que cette chanson peut te faire gagner le concours, prends-la Milo, je te la donne. Chante-la pour nous deux, et pour tous ceux qui restent dans la prison de verre.

* * *

La finale des sélections nationales de « Future of Music » arriva. Les millions de téléspectateurs qui suivaient la compétition en live-stream pourraient désigner le morceau gagnant. Milo avait travaillé comme un damné pour reproduire les harmonies si particulières des voix de Lina et de son choriste. Il avait monté son timbre naturel d'un ton et demi. Il avança sur la scène et joua les arpèges de l'intro. Le public reconnut la mélodie en mode mineur, il y eut une vague gigantesque dans la salle, suivie d'un coup de tonnerre comme la foule se levait pour applaudir. Le crescendo du chant apportait énergie et espoir à la tonalité nostalgique de la musique, pourtant une bonne partie du public avait les larmes aux yeux à la fin de l'interprétation.
Les délibérations furent rapides, Milo représenterait la France lors de la finale internationale à New York. Lina le serra dans ses bras et il se laissa un instant aller contre son épaule ; ils savourèrent ces secondes de fierté et de joie partagée. Comme on lui donnait le trophée du vainqueur, il s'avança vers le micro. Tout le monde s'attendait aux remerciements habituels et convenus.
« Merci à tous. J'ai quelque chose à vous dire... Cette chanson qui vous a tant émus a été composée par ma sœur Lina, une NAT. » Il prit sa sœur par l'épaule et l'amena près de lui. Il lui tendit le trophée avant de reprendre le micro. Le silence assourdissant faillit congeler définitivement Milo dans son élan ; cette révélation allait-elle le disqualifier ? L'obliger à renoncer à leurs rêves ? Il se força à poursuivre. Comme dans une cathédrale vide, il lança : « Je crois qu'on devrait tous revoir nos préjugés à propos des NATS ». Les officiels semblaient pétrifiés dans leurs costumes, sourires figés, guettant la réaction du public. Au premier rang, la superstar Stevie J se leva. Sa veste à paillettes bleues et son short rose fluo jetèrent des étincelles, puis il se mit à applaudir à tue-tête, provoquant en écho immédiat un ouragan d'enthousiasme dans la salle. Le public siffla sa joie et hurla son approbation comme le chanteur aveugle, guidé par son amie, venait rejoindre les deux jeunes gens sur la scène et prendre Lina dans ses bras.

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Illustration : Mathilde Ernst

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