Oncle Adrien

Bruno Teyrac

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Bruno Teyrac

Quand j'étais petit, je le voyais très peu. J'en avais peur. Je ne voulais pas aller chez mon oncle Adrien.
Aujourd'hui, j'y vais aussi souvent que je le peux. Oncle Adrien est l'homme que j'aime et que j'admire le plus au monde.
C'est un grand homme, plus d'un mètre quatre-vingts. Moi qui ne suis jamais parvenu à atteindre le mètre soixante-dix, je lui envie sa stature imposante. Il a une voix grave, un peu rauque. Il parle lentement, laborieusement. Les mots semblent peiner à sortir de sa bouche. Mais j'adore l'écouter me lire des poèmes, ceux qu'il a composés dans sa jeunesse. Il me les lit avec son immense pudeur et des accents qui, souvent, me font monter des larmes aux yeux. Il y parle de lui, mais cela parle de moi aussi. J'entre en communion avec lui, ses pensées les plus intimes, ses sentiments les plus profonds. Il est plus un père pour moi que ne l'est mon propre père. Il est aussi comme un grand-frère, un guide, un ami à qui je me confie, qui me console et me fortifie.
Oncle Adrien est toujours élégant, mais sans ostentation, soigne son apparence, mais pas par narcissisme. C'est comme une marque de respect pour autrui. Son savoir-vivre, son raffinement, sa gentillesse en font un homme d'une agréable compagnie. On dirait que la grossièreté lui est totalement étrangère. C'est un esthète. Il cultive le sens du beau avec passion. Chez lui, rien d'excentrique, de tape-à-l'œil. Son intérieur meublé et décoré avec goût vous accueille en ami des belles choses, et vous soupirez d'aise quand vous vous installez dans un de ses fauteuils en cuir, quand votre regard se promène sur les meubles en bois aux teintes chaudes, les fleurs et les plantes vertes, les rideaux crème, le piano noir laqué.
C'est lui qui m'a fait découvrir Marc Aurèle. Dans les Pensées pour moi-même, l'empereur philosophe, parlant des autres, écrit : « Je ne puis éprouver du dommage de la part d'aucun d'eux, car aucun d'eux ne peut me couvrir de laideur ». Pourtant Adrien n'a pas été épargné par ses semblables. Il m'a dit ses blessures d'enfance, m'a parlé de ses peines, de ses moments de solitude extrême. Adolescent, à l'âge où mes pairs me faisaient souffrir, moi aussi, je me suis rapproché de lui, car il me comprenait et je le comprenais. J'ai commencé à le regarder avec d'autres yeux et découvrir en lui des trésors de générosité, une noblesse, une simplicité devant lesquelles je reste admiratif. Nous avons tissé des liens qui se sont renforcés au fil des années.
Je m'assieds souvent au piano à ses côtés. Nous jouons à trois mains. Il fait danser les doigts fins et agiles de sa main gauche sur le clavier. Sa main droite, posée sur sa cuisse, elle, ne bouge pas. Il ne peut s'en servir pour jouer, ni pour grand-chose d'autre d'ailleurs.
Oncle Adrien est un peu comme Janus, dieu à double visage. Du côté gauche, celui du cœur, ses traits sont doux. C'est son côté apollinien : la symétrie, les justes proportions, l'harmonie. Du côté droit, par contre, c'est le chaos : son visage est difforme, irrégulier, son crâne hypertrophié. Sur son corps, les excroissances se multiplient. Membres tordus, asymétrie, malformations. Des tumeurs prolifèrent comme une armée de démons et s'accumulent en petites grappes serrées, donnant un aspect rugueux à sa peau, comme celle d'un éléphant. C'est le syndrome de Protée, une maladie génétique rare, un cas sur un million dans le monde. La nature lui a joué un vilain tour, comme à Joseph Merrick, à l'ère victorienne, qui, lorsqu'il sortait, portait une énorme cagoule pour couvrir sa tête surdimensionnée et dissimuler son visage.
Auparavant je ne voyais de mon oncle que ce côté monstrueux, repoussant, qui me donnait des cauchemars étant petit. Je n'éprouvais que du dégoût face à ce visage hideusement déformé, ces boursouflures. Plus tard, ce fut de la pitié, qui me rendait triste pour lui, mais ne me rapprochait pas de lui pour autant. C'était une pitié qui prend ses distances, laissant l'autre à la place malheureuse qu'il occupe ; l'autre qu'on plaint mais que, malgré tout, on méprise car il est différent.
Aujourd'hui, Adrien, mon oncle, est pour moi d'une beauté qui surpasse, et de loin, la prétendue beauté de ces hommes jeunes, aux corps sculptés, aux visages d'apollons, qui envahissent les pages des magazines et les écrans. Je pense à tous ces gens qui veulent leur ressembler et qui souffrent. Oui, pour eux, j'ai pitié, mais pas pour Adrien. Lui, je l'aime, c'est tout. Car c'est le plus bel homme que la Terre ait porté.

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